10
Recherchée
Tout à coup, je me rappelais trop bien cet événement survenu alors que je n’avais que treize ans. La journée était fraîche et venteuse, comme souvent au large. Je me promenais sur les battures, à marée basse : une habitude chez moi. Je contemplais l’horizon, plongée dans des rêveries d’adolescente, le cœur léger. Je me souviens clairement du brusque changement de temps, surtout que rien ne le présageait. En fermant les yeux, je pouvais presque sentir le vent et les embruns salés, de même que les cailloux sous mes pieds nus. Un énorme nuage s’était soudain formé sur l’horizon, masquant le soleil. Le vent redoubla d’ardeur et un roulement de tonnerre lointain se fit entendre. Le ciel devint rapidement opaque et d’un gris d’orage. C’était incompréhensible et terrifiant en même temps. La météo avait pourtant annoncé une journée ensoleillée, un mercure de vingt degrés et une brise légère. En mon for intérieur, je me dis que je devrais rentrer. Je n’avais pourtant jamais craint les tempêtes ou les orages et je n’étais pas du genre à me cacher sous mon lit au premier grondement du ciel. En cet après-midi de juin, la situation était différente, sans que je sache pourquoi. Il y avait dans l’air un je-ne-sais-quoi d’oppressant et d’angoissant. Le vent ressemblait étrangement à une longue plainte déchirante et une terreur sourde s’empara graduellement de moi. J’aurais voulu courir à toutes jambes, mais celles-ci refusèrent d’obéir, comme prises dans le ciment. Je sentais que quelque chose de terrible allait se produire dans un avenir proche, mais j’aurais été bien incapable de dire quoi, comment ou pourquoi.
Rapidement, les grondements du ciel s’intensifièrent et le vent redoubla de violence. Les vagues se brisèrent avec fracas sur les rochers et les embruns eurent tôt fait de tremper mes vêtements. Un sentiment de panique m’envahit et une boule se forma dans mon estomac. La pluie se mit à tomber à grosses gouttes, en un épais rideau, et des éclairs zébrèrent le ciel. Je ne voyais plus rien devant moi et le ressac devenait assourdissant. Je ne pouvais regagner la berge par un temps pareil, le mieux était encore de rester où j’étais et d’attendre la fin ; un orage violent et subit conserve rarement sa force très longtemps. Je m’accroupis, dos à un énorme rocher, fermai les yeux et attendis. La pluie me fouettait le visage et mes vêtements collaient à mon corps comme une seconde peau. Je ne sais combien de temps dura cet intermède, mais je présumai qu’une dizaine de minutes, au plus, devaient s’être écoulées depuis le premier roulement de tonnerre. La pluie cessa aussi rapidement qu’elle avait commencé et je rouvris les yeux. Je me relevai, résolue à regagner le rivage, quitte pour une bonne frousse, et surtout une bonne douche. Je fis un pas, un seul, en direction des goélettes du musée et mon sang se glaça dans mes veines. Sur les galets couverts d’algues, à un mètre de moi, gisait le corps d’un homme.
J’aurais voulu hurler, mais aucun son ne monta de ma gorge, soudain sèche. Je regardai autour de moi, mais il n’y avait personne. Et pour cause ! J’étais seule avant la venue de cette tempête, j’en étais certaine. Je m’accroupis près de l’homme pour vérifier s’il était toujours en vie. Le corps que je touchai du bout des doigts était frais, parce qu’il reposait dans l’eau, mais ce n’était pas le contact morbide auquel je m’attendais. Je tâtai rapidement son cou et je trouvai difficilement ce que je cherchai, un pouls battant faiblement. Mais d’où pouvait bien venir cet homme ?
Je ne savais que faire. J’étais loin du rivage, la marée n’allait sûrement pas tarder à reprendre sa course en sens inverse et comme nous étions dans les grandes mers, je ne pourrais jamais le traîner suffisamment loin, toute seule, pour qu’il soit hors de danger. Je sentais la panique revenir sournoisement lorsque l’homme émit une sorte de râle et ouvrit les yeux. Il les referma aussitôt, ébloui par le retour du soleil. Il déglutit et tenta d’articuler quelque chose. Un murmure inintelligible suivit et je me penchai pour mieux saisir ses paroles. Encore aujourd’hui, je ne sais pas s’il m’avait aperçue ou si ses dernières paroles ne s’adressaient qu’à lui-même, mais le souvenir de ces mots, à la lumière de mes récentes découvertes, me donna soudain la chair de poule.
« La dernière de ces Filles doit revenir bientôt, sinon nous sommes tous perdus, tous… Il ne nous restera aucune chance. Elle doit revenir avant la prochaine pleine lune… la prochaine plei…»
Je savais aujourd’hui, avec le recul, que la dernière Fille n’était malheureusement pas revenue, puisque j’étais toujours de ce côté-ci de la frontière, à nager entre le réel et l’irréel, incertaine et incapable de prendre une décision sensée. Je sortis de ma rêverie pour retrouver Hilda qui attendait, le regard encore plus triste que tout à l’heure. Je lui posai la question qui me hantait, même si je connaissais la réponse :
— Est-ce qu’ils ont jamais su qui c’était ?
— Je ne crois pas. Mais je dois dire que je n’ai jamais vraiment cherché à me renseigner par la suite puisque je le savais, moi, avec certitude. Il ne pouvait venir que de ce monde qui m’avait déjà ravi ma fille, des années auparavant. J’ai cru comprendre, à la lumière de ce que tu m’as dit ce jour-là, que l’objet de sa quête était la gamine même qui l’avait vu mourir sur la grève. Tu comprendras que je ne pouvais, vu ton jeune âge, te révéler tout ce que tu sais aujourd’hui. Par la suite, les événements, et la vie en général, ont fait que jamais l’occasion de t’en parler ne s’est présentée… jusqu’à aujourd’hui.
Je soupirai, me sentant de plus en plus lasse. Je comprenais fort bien, mais j’aurais voulu hurler de dépit devant les multiples détours que nous fait parfois prendre l’existence avant de nous conduire où elle le désire vraiment. Bien des souffrances pourraient nous être évitées si elle allait au plus court, tout simplement…
— Que comptes-tu faire maintenant que tu as tous les éléments en main ? Du moins, je crois que tu les as…
Je lui souris, malgré mon exaspération.
— Réfléchir et… réfléchir. De toute façon, je n’ai nulle envie de partir demain matin, je dois d’abord te donner un coup de main pour terminer ce que l’on a entrepris.
— Excellente idée. On pourra toujours en discuter en travaillant.
Nous dînâmes avant de nous lancer avec une ardeur renouvelée dans les rénovations, l’esprit occupé par un projet de voyage hors du commun.